Brûlots d'herbes abrupts

Librairie Galerie Racine, Paris (1989)



  L'herbe des collines
L'invitation au rêve
Espoir
  I. Les fleurs de glace
Les fleurs de glace
Les rêves avortés
Seuls me restent les mots
De cette rive-ci
C'était avant le chaos
Dans mon enfance...
Le long train de nuit
Mirages
Sintra
Boca de Inferno...
La pluie douce...
Les vêpres de Rachmaninov
Le fleuve
  II. Crissement des blanches immortelles
L'ange blanc
Lorsque je pense à toi...
Les Gorges de la Frau
Ces visages lourds
Incommunicabilité
Ses yeux ont trop vu de malheurs
Les vieilles douleurs
La graine est tombée...
Déchirure
  III. A fleur d'eau
1. Quand le moi affleure...
2. Que ta peau n'en garde...
3. A fleur d'eau...
4. Vert pâle...
5. Quand le nymphéa...
6. A fleur de ciel...
  IV. L'envol
Réseau de rêves que tissent...
La petite sirène
La douleur brûle profond...
Plus les cieux deviennent noirs...
Sur le chemin phosphorescent de l'envol...
Point du jour
  V. Corps entravés
1. Corps entravés...
2. Course souple de l'athlète...
3. Corps entravés par l'esprit...
4. Saint Sébastien...
5. Corps entravés par la mort...
  VI. Les fleurs de poussière
Immortalité
Pour devenir sable fin doré...
Obsession
Bateau-fantôme
Après l'incinération de la cantatrice
Soirée spirite
Cliquetis
Infinisation
Brisure
Paix du jardin
  VII. Le chemin qui s'ouvrait
1. Dans l'univers ouaté des rêves...
2. Le chemin qui s'ouvrait...
3. Puis ce furent des musiques...
4. Silence des immensités...
5. Et chaque coque dure...





  L'herbe des collines

Une herbe des collines ne sera jamais une rose
elle ne sait que bruire sous le vent et se penchant
en ondulant faire naître ce mouvement
qui anime les grands champs obstinément
           Parfois dans le couchant elle retient un instant
la lumière    étincelante de beauté éphémère
a légéreté auréolée de brindilles d'or

           Alors s'exhale une odeur chaude des blés jaunissants
et l'eau monte à la bouche des ventres affamés





  L'invitation au rêve

Je connais un pays de rêve
où les montagnes sont lointaines
l'air y est léger
On y écoute le silence
le silence glacé de la nuit
à l'heure bleue    sous la voie lactée
On y rêve de paix infinie     d'immortalité
la pensée s'y fait toujours aérienne
et vogue vers les montagnes lointaines
avec les vents     les nuages     les orages
Je connais un pays de rêve
où tout devient si léger...





  Espoir

C'était un oiseau
qui refusait de croire à l'hiver
tous les matins sur les roseaux
aux premières lueurs du jour
dès la clarté mystérieuse de l'aube
à l'aurore aux doigts de roses
il chantait
il ne craignait ni la pluie ni le gel
et toujours il chantait et chantait
fou et rieur il vocalisait
dans les noirs squelettes d'arbres
petite boule de duvet
plus légère qu'un souffle
Il vocalisait
comme si c'était l'été
ou le printemps naissant
selon son humeur

A cause de cet oiseau
je me suis mise à croire au bonheur





  Les fleurs de glace

A la vitre gelée    les fleurs de glace
beauté surréelle    éphémère    se sont dessinées
disparaissant doucement sous les premières
\ \ \ \ \ \ \ \ \ \ sources de chaleur
Dans l'espace glacé    les fleurs de poussière
beauté surréelle    éphémère    se sont agglomérées
et voici la matière qui nait    la terre
et ses étranges merveilles    et l'homme
la plus étrange parmi les étranges
Comme les fleurs de glace    s'effacera-t-il
doucement sous la première chaleur
la pulvérulence du champignon atomique
qu'il a si ingénument
\ \ \ \ \ \ \ \ si vénéneusement imaginé ?





  Les rêves avortés

Les rêves avortés deviennent des mouches bleues
bourdonnantes sur un ciel d'été

les rêves avortés
                 chassés d'un revers de la main

les rêves avortés
deviennent quelques paroles légères
étoiles traçantes sur une nuit claire

les rêves avortés
                 qu'il faut alors s'empresser de dessiner
         d'un coup d'aile d'oiseau
avant que     demain    ils ne soient emportés

Débris    poussières    flottant
                                                  au vent de l'oubli





  Seuls me restent les mots

Seuls me restent    les mots
           d'un vieux mythe perdu
Seules me restent    les prémonitions
           du temps du rêve
réalité douce et chaude
           depuis si longtemps    perdue

Et ça crie    et ça bruit
           dans le souk de ma mémoire
Mais toujours vers les midis    je suis envahie
           par le sentiment    lourd du bonheur
de cette présence
           Alors je vis

Comment relier les fils    de souvenance
et redonner quelque cohérence
           à ce grimoire jauni ?

C'était l'enfance ou bien le nid    le jardin
l'herbe ou la prairie    les fleurs le soleil
ou le sommeil    les bras la tendresse d'un
sourire ébauché des yeux qui riaient en fait
je crois que c'était la joie    née de la liberté

           Et aujourd'hui je crie
depuis le pied de ces    grandes tours noires
qui me cachent le ciel
           ou alors    je monte
sur les terrasses pensant    donner de la voix
plus loin    dans les lointains
           Mais aussitôt elle se perd
se heurtant à l'infini des murs    sur la moire
des vitres aveugles des cascades de béton
           qui descendent jusqu'au fleuve

Seuls me restent    les mots
           d'un vieux mythe perdu
Seules me restent    les prémonitions
           du temps du rêve
                      C'est pourquoi je vis encore





  De cette rive-ci


De cette rive-ci
           j'ai pris les barques noires
           aux voiles gonflées de pluie
                      j'ai parlé au passeur
De cette rive-ci
           j'ai revêtu les ailes de moire
           des silencieux oiseaux glissant la nuit
                      j'ai parlé au dormeur

De cette rive-ci
           je me suis enivrée aux poisons de l'espace
           naviguant au-dessus de ces lacs sulfureux
                      j'ai parlé au rêveur

De cette rive-ci
           personne n'est jamais vraiment parti
           en dépit de toutes les audaces
           passseur    dormeur    rêveur    à jamais
           dérive des icebergs    des chairs de glace





  C'était avant le chaos


Je suis là
           et pourtant je n'y suis déjà plus

Je suis ici
           assise à cette fenêtre printanière
           le regard ébloui
           pourtant déjà partie
                      ailleurs    très loin

J'ai comme un souvenir
           une pensée incertaine
                      des images floues
           d'un univers où je flottais aérienne

J'y étais légère
           claire et transparente
et je marchais sur les eaux tournoyantes

           C'est alors que s'ordonnait le chaos
           Les rochers se dressaient en montagnes
           les lichens s'accrochaient à la pierre
           lits pour les fleurs à jaillir
           qui, vives, alors illuminaient les pentes austères
           La terre s'éclairait et vivait
           C'était le printemps de l'humanité

Et puis ce fou exacerbé
S'est attaqué à la matière
et de fissions en fusions, il est là
l'air hébété, le mains crénelées
de ses bombes meurtrières

           Il peut recréer le chaos
           Les montagnes s'écroulant en rochers
           les fleurs déchiquetées sur les lichens brûlés
           les pierres vert-de-grisées n'offrant plus que
           des pentes incertaines, et le silence de mort
           qui régnait avant la vie    le silence
           pulvérulent d'après le champignon atomique



J'ai comme un souvenir
           une pensée incertaine
                      des images floues
           d'un univers où je flottais aérienne





  Les vieilles douleurs

Dans la pluie    la nuit
l'ennui du ciel gris
crient toutes les vieilles douleurs
ce doigt cassé
ce genou déboîté
cette tête éclatée
ce coeur blessé
le corps n'oublie aucune de ses    douleurs
soi-disant guéries
il garde souvenance
de ses souffrances    cachées
Le crissement léger    des immortelles blanches
est étouffé, noyé sous le poids des eaux
les pétales alourdis
s'apprêtent à tomber et se penchent
Tout est moite    humide
et va pourrir
La terre est noire    luisante
au flanc généreux
prête à ensevelir
toute graine qui se laisse    mourir
Tout est appelé à s'enfouir
en attente d'un printemps
peut-être à venir
Mais l'angoisse souvent    surgit
et si cette fois-ci
le printemps ne venait pas ?
Ce matin pourtant
des oiseaux-éclaireurs
fous et rieurs    l'appelaient
dans les branches décimées
sous la pluie
ivres d'espoir    ils vocalisaient





 
La graine est tombée
au flanc de la terre noire et luisante
De ces immortelles frémissantes
seuls persistent le pétale nacré
la beauté succédanée
le crissement léger chantant
sous les vents printaniers
La graine s'en va germer
peut-être Que m'importe
Seule m'occupe cette blancheur fragile
beauté vibrante et inutile
que je dispose en grandes flammes
blanches dans le long vase en col de cygne





  Déchirure


Chaque fois que je m'aventure
dans les gouffres profonds du plaisir
j'emporte en paiement nature
le pétale léger de la blanche immortelle
- c'est par peur de mourir -
le sésame de l'anfractuosité, l'aile
de la virginité renouvelée
en cette image d'un fragile hymen
Et chaque fois la lutte est des plus obstinée
dents et griffes féroces et acérées
Mais la lutte est toujours en vain perdue
et c'est toujours la même déchirure
le même frémissement sous le crissement
de la digue brisée
le flot de sang qui s'écoule
Ainsi les rêves premiers sont toujours lacérés
par le heurt du besoin de s'incarner
et si parfois j'en pleure
souvent j'en ris aussi jusqu'à ce que j'en meure





  A fleur d'eau

 
 

1.

Quand le moi affleure
      à fleur d'eau

De nos doigts effleurer
      à fleur de peau

            délicatement
            délicieusement

                  inexorablement

 

2.

Que ta peau n'en garde pas plus souvenance
que d'une libellule qui danse

sans rides       sans transes
un éternel ballet

 

3.

A fleur d'eau            à fleur de peau
miroitent       nuages       feuillages     visages
lent ondoiement sous       la caresse
des vents             mais profond       c'est
le silence             le domaine des grands
poissons       qui parfois       d'un bond
happent       en surface       perturbant
la paix d'un paysage
Puis       très vite       se rétablit un équilibre
et l'eau s'écoule       calme       miroitant
nuages       orages       visages
images       après       images
 

4.

Vert pâle       tendres
pétales       au vent emportés
odeur âcre       acidulée
herbes âpres             et acérées
le printemps       est en cavale
dans les forêts       l'arbre éclate
et       la tendresse se fait frisson       et
la caresse fleurit en passion
 

5.

Quand le nymphéa bleu fleurira
sur l'étang miroitant tous les cieux
tu sauras       que là-bas
dans le chatoiement des saules argentés
avec une douce tranquillité
éternellement       on t'attendra
 

6.

A fleur de ciel       l'hirondelle vive
virevolte et vibre et de sa victorieuse
vitalité vrille
tout ce paysage apaisé

A cet appel soudain       le ciel s'agrandit
et sous le regard qui cille
tremble et vacille
cette trop grande beauté

Par la peau perforée       l'être éclaté
s'atomise       se pulvérise en grises
particules marquées
du signe écarlate

Celui des rêves encore irréalisés





 
Réseau des rêves que tisse
une trame très fine    légère
vaporeuse    sur laquelle se dessinent
les chemins de l'enfance
la fraîcheur et les rires cristallins
les départs annoncés    les errances
mais toujours la présence
des roses de Bethléem
de la lavande de Jérusalem
la chaleur du retour pressenti
la visite du mage    en ce matin d'Epiphanie
dans la douceur de la neige silencieuse
les élans d'âme    à mâtines
la légèreté de l'âtre    insoutenable
dans la lourdeur grise    des jours d'hiver
silhouette    soudainement jaillie    stable
sur un ciel plombé    mais qui s'éclaire





  Obsession


Avec mon premier souffle
ma mère m'a offert    un étrange coffret
chinois    très beau    très secret
Elle l'a placé dans ma main
puis s'en est allée    secret gardé
Longtemps il a simplement servi    d'ornement
de cheminée    mais un jour
allez savoir pourquoi    c'est devenu obsessionnel
découvrir le mécanisme    le mouvement
qui actionne cette boîte de Pandore
Et me voici de tâter de glisser de pousser
mes mains plus légères que derviches tourneurs
tours de passe-passe, abracadabras, métaphores
baguettes magiques, esprits frappeurs
et tout le tralala
Cela m'a bien occupée    vingt années
et plus peut-être    sans rêver    très absorbée
et puis    clic !    le coffret s'est ouvert
il était vide tout vide capitonné
de satin rouge    très doux
           depuis je vois rouge
tout rouge quand ce n'est pas
           blanc    c'est obsessionnel





  Infinisation


     Je connais une fermière qui est heureuse parce qu'en son jardinet fleurit un oeillet blanc.
     Je connais une aveugle qui dès le matin est heureuse parce qu'elle sait nommer les oiseaux sous la caresse du vent.
     Je connais une vierge qui irradie de bonheur parce que ses chants s'élèvent clairs sous les voûtes de la chapelle romane.
     Je connais une enfant qui rit aux éclats du seul plaisir de marcher et trotte et trottine et virevolte ivre de joie.
     Tout cela je le connais.
     Mais alors    pourquoi moi    je me dis désespérée    et c'est l'été.

     Le repos m'a quittée depuis que l'infinité m'a    frôlée de son aile    une nuit
     Effraie tournoyant de    son vol    de velours très    doucement.





  Brisure


Eprouver la vie jusqu'à la brisure
la cassure brusque
branches brimées par le gel
fragilisées    jusqu'à l'extrême de la froidure

s'avancer sur cette arête dure
en funambule    un peu ivre
au seul balancier des bras légers
Le regard fixé sur des cieux obscurs
et sans voix    pour ceinture
le poids des gouffres    lourds de tous les vertiges

Tôles soudain éclatées, brisées, écrasées
en un instant de délire    de griserie
montée de cette route qui file
à l'infini de la vitesse    rapetissée sans cesse
réalité toujours plus abstraite
dans l'avancée de la nuit    Atroce
bruit énorme    puis le silence

Sur le bord de la route émerger soudain
se frotter les yeux et rire    rire, rire
à n'en pas croire ses yeux
s'enfuir vite loin de cette ferraille délabrée
Epancher les plaies
et respirer    respirer jusqu'au délire





  Paix du jardin


Ce jardin est plein d'ombres
                           et de lumières
De taillis touffus qui s'ouvrent sur des
                           clairières
Ce n'est pas un jardin de fleurs
                           mais d'herbes et d'arbres
Un coin de ciel perce à travers des branches
                           des chants d'oiseaux
Des cris des gazouillis tout un friselis
Une fleur rouge jaillit sur une pelouse
                           son éclat sauvage
écorche et griffe la symphonie des verts
Parmi des haies un banc blanc
                           de feuilles entrecroisées
De son camouflage raté donne sa rugosité
                           engageante aux jeunes serments
Un satyre abandonné sur un socle de pierre
avec obstination cherche la nymphe disparue
La mousse s'empare de sa nudité et s'essaie
à le mettre au diapason de paix
                           de cet endroit magique
Le soir tombe et recouvre tout chagrin
                           Tout s'endort même le tragique